Olivier Métra

Yedda

1879








Les premières de grands ballets sont rares à l'Opéra.
Les directeurs de l'Académie nationale de musique et de danse, reculent généralement devant la forte
dépense à laquelle les entraîne ce spectacle, qui ne remplit qu'une partie de la soirée.
Il est vrai que les abonnés en raffolent et qu'il faut bien de temps en temps faire quelque chose pour eux.
Depuis Sylvia, qui date de juin 1876, il n'y avait pas eu de ballet en trois actes chez M. Halanzier.
Aussi est-il bien naturel que les strapontins les plus reculés aient fait prime, depuis quelques jours,
dans les agences théâtrales.
Lorsque les auteurs du livret présentèrent leur Yedda à M. Halanzier celui-ci, qui ne songeait même pas à
monter un ouvrage de cette importance, leur demanda à brûle-pourpoint :
Et si votre ballet me plaisait, faudrait-il une grande mise en scène? cela me coûterait-il cher ?
Très cher répondirent bravement les deux collaborateurs.
A la bonne heure! s'écria M. Halanzier, votre franchise seule me donnerait envie de lire votre scénario.
D'habitude, quand on vient me trouver, on croit devoir prendre toutes sortes de précautions, me dire qu'il
n'y a pas grande chose à dépenser.
C'est absurde!
A l'Opéra on ne peut rien faire à demi.
Tout coûte cher ici, et si jamais je jouais votre ballet, rien ne serait trop cher pour lui !
On a pu voir, ce soir, que les auteurs de Yedda ont eu affaire à un homme de parole.
C'est avec une vive curiosité que l'on attendait la première partition sérieuse d'Olivier Métra.
L'auteur célèbre de tant de motifs légers, vifs et sémillants ; le musicien de notre époque qui a le plus fait
danser ses contemporains, est calme et même flegmatique comme un Anglais.
Cet aspect quasi-britannique est complété par un caractère de rêveur oriental.
Métra parle peu et lorsqu'il sort de son mutisme habituel on reconnaît en lui un esprit froid, incisif et
trouvant le mot juste avec une étonnante précision.
Chacun a sa répulsion, Métra, lui, a horreur de tout ce qui sert pour écrire : plumes, crayons, papier, lui
sont souverainement désagréables.
Partout, chez lui, au dehors, en société même, il improvise sans cesse de nouvelles mélodies.
Mais il aime mieux oublier la plus grande partie des idées qui lui viennent ainsi, que de prendre la peine de
les fixer sur un papier quelconque.
Que de trouvailles perdues pour le public!...
Aussi, jugez de sa stupéfaction en s'apercevant que la partition d'orchestre de Yedda ne comprend pas moins
de mille pages.
Jamais il ne se serait supposé autant décourage!
Une salle superbe.
Nous citons, au hasard de la lorgnette, le prince de Joinville, le maréchal Canrobert, le général Chanzy,
le duc de Castries, le prince de Sagan, Pillet-Will, de Camondo, d'Overschie, prince et princesse d'Arenberg,
madame Mackay, la duchesse de Bisaccia, madame de Lomond, la comtesse Candamo, la marquise de Las Marismas,
madame Henri Schneider, la marquise de Broc, la comtesse Lehon, la princesse Poniatowska, la comtesse de Ganay,
le marquis et la marquise de Molins, le comte et la comtesse de Moltke, M. et madame Jules Simon, le baron et
la baronne de Beyens, madame Dolfus, la duchesse d'Elchingen, madame Joubert, Hottinguer, Edouard André,
Hallez-Claparède, etc.
Dans la loge directoriale on remarquait M. Léon Gambetta qui, à plusieurs reprises, a applaudi mademoiselle Sangalli.
Carie ballet d'Olivier Métra servait de rentrée à la première danseuse de l'Opéra, mademoiselle Rita Sangalli.
Nous n'avions pas revu la Sangalli depuis la reprise de Sylvia, au début de l'Exposition.
C'est elle qui eut l'honneur, lors de cette reprise, d'inaugurer les premières recettes fantastiques que les étrangers,
nos hôtes, firent tomber dans la caisse de M. Halanzier pendant plusieurs mois.
Le rôle de Yedda a été fait exprès pour elle.
On a voulu lui fournir le moyen d'y déployer les ressources multiples de son grand talent de mime et de danseuse.
Elle était en proie, ce soir, à une très vive émotion.
Cette émotion s'était accrue encore par les tourments d'une idée fixe qu'elle essayait en vain de chasser.
Figurez-vous que, pendant le troisième acte de Yedda, mademoiselle Sangalli se sert continuellement d'une branche
" talisman " qui lui a été remis à l'acte précédent.
Elle n'a qu'à arracher une feuille de cette branche pour voir ses vœux s'accomplir.
Or, à la répétition générale de mardi dernier, le chef des accessoires avait oublié de remettre à la danseuse ce talisman
sans lequel il n'y a pas de troisième acte.
Une pareille omission, ce soir, devant le public, eût été irréparable; la danseuse une fois en scène, seule ou à peu près
dès son entrée, il eût été impossible de lui faire parvenir l'objet oublié.
Aussi a t'on pris toutes les précautions imaginables.
Les auteurs, le directeur et tout le personnel de la danse avaient placé des branches dans tous les endroits que devait
traverser mademoiselle Sangalli qui, de son côté, avait un certain nombre de branches semblables dans sa loge.
Malgré toutes ces précautions, au dernier moment, personne n'était tranquille et comme la danseuse allait s'élancer en
scène, elle entendit encore vingt voix lui demander :
- Avez-vous la branche ?
Tandis qu'elle-même se demandait aussi :
Au fait !... suis-je bien sûre d'avoir ma branche ?
Nous arrivons au côté matériel de Yedda.
Après le succès d'exposition obtenu par le Japon, il fallait, dans cette mise à la scène d'une légende japonaise,
s'inspirer des souvenirs récents du Trocadéro et du Champ de Mars.
Les auteurs, les décorateurs, le dessinateur des costumes, le fabricant d'accessoires ont passé bien des heures, cet été,
dans la section japonaise de l'Exposition.
M. Eugène Lacoste, le dessinateur des costumes, a montré une fois de plus ce qu'on pouvait attendre de son talent hors ligne
et de son goût si élevé.
Cette fois, il jouait une partie exceptionnellement difficile.
Il fallait conserver aux costumes de Yedda le caractère japonais, tout en usant le moins possible de la robe longue avec laquelle
on peut danser au Japon, mais non à l'Opéra.
L'artiste est parvenu à garder, à l'ensemble du ballet, la couleur locale, sans être exact au point de nuire à la chorégraphie.
Comme coloriste, il a obtenu des effets merveilleux.
Au Japon, le plus obscur barbouilleur possède d'une façon innée le sentiment du contraste des nuances.
M. Lacoste s'est inspiré, avec un bonheur inouï, des orgies de couleur propres au pays des Mikados et cela sans tomber
dans l'excès.
C'est au troisième acte surtout, le plus japonais des trois, que M. Lacoste a accumulé les éblouissements.
Tous les personnages de l'aristocratie sont là, dans leurs habits de gala, couverts de dorures et des broderies fantaisistes
admirées à l'Exposition.
Aucune description ne saurait rendre l'effet de ces masses.
Le coup d'œil est vraiment magique.
Les couleurs, quoique d'une grande vigueur de ton, se combinent avec une harmonie exquise.
Il y a là comme une modulation de coloris que l'intensité des nuances rend presque inexplicable; c'est la réalisation d'un
des problèmes les plus difficiles que puisse avoir à résoudre un artiste de talent.
De son côté, M. Halanzier a bien mérité de son dessinateur; il lui a donné tout ce qu'il a voulu.
Les étoffes sont encore plus jolies de près, si c'est possible.
Au foyer de la danse pendant le second entre acte, les habitués ne se lassaient pas d'admirer.
A chaque nouvelle arrivée, ce n'était qu'un long cri.
Les deux robes de mademoiselle Marquet, par exemple, que l'aimable artiste porte comme si elle était japonaise de naissance,
le costume resplendissant de mademoiselle Sangalli à la cérémonie du couronnement, sont ce que nous avons vu de plus riche
au théâtre.
Toutes les broderies sont exécutées à la main.
Pourra-t-on faire mieux le jour où l'Opéra sera en régie et où le directeur, pour monter ses ouvrages, n'aura qu'à puiser dans
les coffres de l'État?
Les décors de Yedda sont à la fois très japonais et très remarquables.
M. Daran, avec son site champêtre, si pittoresque et si bien étudié du premier acte, MM. Lavastre et Carpezat, avec leur superbe
palais du troisième, étonnant par l'éclat de ses proportions gigantesques, ont fait preuve une fois de plus d'un grand talent.
Il devient presque banal de décerner la louange à des artistes d'une telle réputation.
Quant à M. Lavastre jeune, il vient de prendre définitivement place au premier rang.
Son paysage nocturne du second acte est une inspiration à la fois grandiose et poétique.
Le lac sacré, avec sa perspective inouïe, donne au spectateur une sensation indescriptible ; on éprouve en voyant les eaux
argentées s'étendre et se perdre au loin entre les monts, comme une impression mystérieuse de l'infini.
Sur le bord, l'arbre de la vie étend ses branches colossales et innombrables.
Un détail donnera idée des proportions de cet arbre : une seule de ses branches tenait toute la hauteur de l'atelier occupé
par M. Lavastre jeune, au Palais de l'Industrie.
Dans ce cadre azuré, vaporeux, les fées avec leurs jupes blanches lamées d'argent, et leurs couronnes de bluets, forment
un groupe qui se détache d'une façon saisissante et pleine de charme sur le fond brumeux et sévère du paysage.
Mademoiselle Righetti, la reine des esprits de la nuit, doit être fière de commander cette légion d'aspect immaculé où
Piron et Fatou, les deux inséparables de la danse, ont plus que jamais l'air de deux sœurs en chorégraphie.
Une décoration à laquelle tout le monde a applaudi ce soir, c'est celle de M. Lamoureux, l'éminent chef d'orchestre de l'Opéra.
La nomination de M. Lamoureux comme chevalier de la Légion d'honneur a paru, ce matin, au journal Officiel.
M. Lamoureux a fait preuve, pendant les répétitions de Yedda, d'une assiduité peu commune.
Dans les études d'un ballet, le rôle du chef d'orchestre commence dès les premiers jours, et cela à cause des mouvements musicaux
et des mouvements... de jambe, qu'il est nécessaire de faire concorder.
Doué d'un zèle infatigable, M. Lamoureux se dépense tout entier.
C'est à ce point que, n'ayant pour conduire les études qu'un piano et deux violons, il en arrivait, pour bien se rendre compte
de l'accompagnement, à compléter tout un orchestre : instinctivement il faisait, en sourdine, toutes les rentrées, imitant
tour à tour le cor, le basson, le hautbois, la flûte, la harpe et même les gros cuivres.
On nous assure que M. Lamoureux, à force de s'exercer ainsi, est arrivé à un remarquable talent d'imitation instrumentale.
On devine l'animation qui a régné, pendant toute la soirée, au foyer de la danse.
Le corps de ballet a dû adopter la coiffure japonaise et cela a beaucoup ennuyé ces demoiselles qui, depuis quelques années,
s'étaient habituées à porter les petits cheveux sur le front, selon la mode du jour.
Aussi n'est-on pas arrivé tout de suite à leur imposer ce changement radical, mais on y est arrivé et, ce soir, au premier abord,
les abonnés avaient peine à reconnaître les jeunes danseuses qu'ils connaissent pourtant si bien.
Il y avait des surprises :
- Tiens, c'est Biot!
- Je ne l'aurais jamais reconnue! Et celle-là ?
- Je ne me trompe pas., c'est Monchanin.
- Pas possible!... comme elle est changée.
- Et Bussy! et Roumier!
- Voyez donc, Robert... Est-elle drôle ainsi !
En somme, toutes ces jolies filles sont toujours jolies, mais jolies d'une autre façon, ce qui constitue un nouvel attrait,
de sorte que maintenant, à l'Opéra, on raffole de la coiffure japonaise.
Qui sait même si la faveur de cette coiffure ne s'étendra pas et si Yedda ne va pas faire une révolution, en substituant
les cheveux relevés à la japonaise à la mode déjà ancienne des petites mèches coupées sur le front ?



Rita Sangalli